GARROS - L’HOMME-OISEAU

Par : Corinne MICELLI

Roland Garros...
... et son Morane-Saulnier H.
De Roland Garros, la postérité a retenu le sportif accompli au détriment de l’aviateur. Et quel aviateur ! L’armée de l’air ne pouvait offrir en parrainage à la base aérienne 181 de la Réunion que le nom du vainqueur de la Méditerranée, recordman de vols en hauteur et initiateurr du tir à travers l’hélice, né le 6 octobre 1888 à Saint-Denis. Hommage à l’un des pionniers de l’aéronautique militaire, tombé en plein ciel de gloire, à la veille de ses 30 ans Texte : Corinne Micelli

Roland Garros : un nom qui rebondit comme une balle de tennis ! La plupart des Français ignorent qu’il n’a pas été qu’un joueur de tennis. Certes, il échangera bien quelques balles de set en dilettante avec des amis au cours de vacances en Angleterre mais sans plus. En fait, tous les sports tentent ce garçon né le 6 octobre 1888 à Saint-Denis de la Réunion.

La « petite reine » qu’il pratique à outrance pour conjurer une méchante pneumonie contractée dans son enfance va lui donner le goût du sport et le besoin de se surpasser. Il remporte le championnat interscolaire de cyclisme. Au lycée de Nice, il est capitaine de l’équipe de football qu’il emmène à la victoire. Il s’essaie à la pelote basque, sur le fronton de Mexico, fait un peu de boxe, se contente de quelques glissades en patinage et s’exerce à l’équitation en pointillés. Roland Garros tire de ces activités sportives une discipline physique sévère, au point de continuer à prendre une douche froide quotidienne malgré les rigueurs de l’hiver 1908, « ce qui est superbe », écrit-il à sa mère.

Dès le plus jeune âge, il rêve de pouvoir voler sans machine, avec les seules ressources de son corps. Aussi, s’adonne-t-il à l’aviation qui [« apporte une multitude de sensations tour à tour délicieuses et vraiment désagréables, mais c’est pourquoi nous aimons voler, car c’est là le seul sport qui tient sans cesse l’esprit en éveil, sous des formes toujours nouvelles. » En ce début de siècle, l’humanité se lance dans une aventure exaltante, la conquête de l’air par un « plus lourd que l’air ». Comme tous ses camarades de lycée, le jeune Garros a suivi avec enthousiasme les exploits des frères Wright, des Voisin et de Santos Dumont. L’industrie automobile, qui en est elle aussi, à ses balbutiements, l’attire. Dès sa sortie d’HEC, en août 1908, il entre au service commercial des Automobiles Grégoire et se familiarise très rapidement avec les rouages de la mécanique et du commerce. Mais il brûle déjà de voler de ses propres ailes. Le jeune créole, déraciné à Paris, trouve auprès du père de son ami, Jacques Quellenec, une oreille attentive, un cœur ouvert et surtout l’appui financier qui va lui permettre d’installer l’année suivante, avenue de la Grande Armée, Roland Garros Automobiles – voiturettes de sport. Il a tout juste 21 ans.

Garros prend pleinement conscience de sa vocation aéronautique au cours d’un spectacle d’avions, tournoyant encore bien près du sol, lors de la Semaine d’aviation de la Champagne à Reims en 1909. Son choix est définitif, il sera aviateur. Grâce à son commerce d’automobiles, en particulier le « baquet Grégoire » qu’il a imaginé, ancêtre de la voiture de sport, il réunit en moins d’un an 10 000 francs d’économie et s’offre au premier salon de la locomotion aérienne la Demoiselle Santos Dumont fabriquée et commercialisée par la firme Clément-Bayard.. Il n’existe pas encore d’école de pilotage, c’est seul qu’il apprendra à manœuvrer son frêle appareil. Il couchera sur papier, un an plus tard, un projet de fonctionnement d’un tel établissement. Les premières tentatives se soldent par des échecs. Le 19 juillet, il obtient son brevet de pilote à l’aéroclub de France et part faire une tournée d’exhibitions en France puis outre-Atlantique. On le rencontre ainsi dans de nombreuses démonstrations aux Etats-Unis, au Mexique et à Cuba. À Paris, Roland participe aux premières grandes compétitions aéronautiques, le Paris-Londres, le Paris-Madrid ou le Paris-Rome, pour l’équipe officielle de Blériot. Bien que son avion soit quelque peu fragile, il termine aux places d’honneur comme. « éternel second », écrivent les journalistes.

Il décide de s’attaquer au record de hauteur et le bat le 6 septembre à Dinard, près de Cancale, avec 3 910 mètres d’altitude. En juillet 1911, il s’aligne au départ du circuit d’Anjou avec des pilotes de renom, Védrines, Prévost, Bedel… D’exécrables conditions climatiques obligent les concurrents à renoncer à la course. Seul, Roland Garros ose prendre le départ et rejoint la ligne d’arrivée sur son modeste Blériot. Après ce succès, le pilote lègue son avion à l’armée. Pour les journalistes, il devient alors « le champion des champions ». En mai 1913, il reçoit le prix de l’académie des sports. Juste avant les grands meetings de Reims et de Côme en septembre, il se lance dans une grande aventure jamais encore réalisée et qui lui tient à cœur : la traversée de la Méditerranée. « Aucune hésitation ne me troubla… Ces dernières heures avaient un goût rare », racontera le pilote dans ses mémoires rédigées au cours de son incarcération dans les camps de Silésie. Tout se passe comme il l’avait imaginé, un adieu bref puis le mot habituel prononcé par la voix traînante de Jules : « Contact ! » Au premier coup d’hélice, le moteur se met à tourner, souple et régulier. Il décolle de Fréjus aux commandes d’un monoplan de 60 chevaux. « La première heure passa si heureuse que mes sensations d’abord aiguës s’adoucissaient. Tout me chantait confiance. Derrière moi, l’Estérel presque effacé marquait encore le point où me suivaient les vœux amis. À gauche, la Corse, si nette qu’elle en paraissait voisine. » Il vole depuis une heure et demie lorsqu’il entend un éclatement sinistre de métal brisé. Le moteur continue de tourner avec un cognement régulier qui fait craindre la panne. Roland doit au moins rallier Ajaccio, mais la Sardaigne est à portée d’aile. Il peut atteindre Cagliari où un mécanicien l’attend. Va-t-il renoncer ? Il s’engage cependant au-dessus de la Méditerranée car « une force mystérieuse plus forte que ma raison et ma volonté m’entraîna vers la mer. » L’essence risque de manquer. Pour réduire sa consommation, il monte à 3 000 mètres d’altitude. Encore deux heures d’angoisse, deux heures d’incertitude. Enfin, il aperçoit trois torpilleurs : sauvé ! La côte est maintenant toute proche. Il ne lui reste que cinq litres d’essence, il est temps ! Il descend sur Bizerte en vol plané et se pose sur un champ de manœuvres où personne ne l’attend. « Le premier homme que je vis fut un soldat en bourgeron. Il s’approcha sans hâte, m’observa curieusement. Puis, s’enhardissant : - vous venez de loin ? – De France… Il sourit d’un air perplexe et ne dit plus rien. » Le 23 septembre 1915 à 13 h 15, au terme d’une traversée de sept heures et 33 minutes, Roland Garros inscrit son nom au Panthéon des pionniers de l’aviation. Il a 25 ans.

En 1914, il remporte le rallye de Monaco et termine second dans le Londres-Paris-Londres. Mais la Première Guerre mondiale éclate et le glas lugubre résonne dans toutes les campagnes de France. Les conscrits partent la fleur au fusil pour une guerre « courte et joyeuse » qui durera en fait plus de quatre ans et sera particulièrement meurtrière. Le pilote, né à la Réunion qui est encore une colonie, n’est pas astreint aux obligations militaires. Pourtant, dès la mobilisation, il signe un engagement volontaire. Affecté à l’escadrille MS 23, il part bientôt pour la réserve d’Is-sur-Tille, puis sur le front de l’Est. Le 16 août 1914, Garros effectue son premier vol au front. Le travail de cette époque consiste en reconnaissances, lancements de projectiles et de fléchettes. Et le héros de la traversée de la Méditerranée, simple soldat, fait merveille. La victoire historique de Frantz abattant le premier avion de la guerre en combat aérien le 5 octobre, ouvre les yeux de Garros. Comment tirer à travers une hélice pour le combat en monoplace ? Dans la chambre du poète Jean Cocteau, le pilote aperçoit une photographie de Verlaine derrière les pales d’un ventilateur. Voici la solution « puisque, constate-t-il, il y a des regards qui passent et d’autres qui ne passent pas. » Un ouvrier fixe sur l’hélice un triangle de métal à gouttière appelé déflecteur, apte à chasser de gauche et de droite, les balles mortes. L’idée était originale, mais demanda de longues études.

Après être allé bombarder la veille au soir la gare d’Ostende le 1er avril 1915, Garros abat un avion dans les lignes françaises. Le 8 avril, Garros met en fuite un appareil qui tombe désemparé et en poursuit deux autres qui s’écrasent au sol. Le 15, il croise au-dessus d’Ypres et rencontre deux Aviatik. Il triomphe du second qui s’abîme à trois kilomètres à l’intérieur des lignes ennemies. Le 18 avril, enfin, nouvelle et dernière victoire sur un Albatros abattu près de Langemarck. Et le même jour, c’est la capture ! Garros décolle à 17 h 10 avec un camarade pour bombarder la gare de Courtrai. Après avoir lâché deux bombes, le moteur de son Morane-Saulnier Parasol s’arrête. L’avion oscille et descend en planant vers Hulfte. En touchant terre, il met le feu à son appareil et se réfugie dans un fossé, derrière une haie épaisse où des soldats lancés à sa poursuite le découvrent. Il est interné successivement derrière les barbelés des camps de Küstrin, au fin fond de la Silésie, de Trêves, de Burg et de Magdeburg. L’emprisonnement est une douloureuse épreuve et pour oublier sa pénible détention, Roland Garros rédige ses mémoires, joue du piano et écrit à sa famille.

Le 15 février 1918, déguisé en officier allemand, il parvient à s’échapper après 32 mois de captivité. Il regagne la Hollande, l’Angleterre puis la France. Cette évasion ajoute à son prestige. Il reçoit les insignes d’officier de la Légion d’honneur le 6 mars. Pour retourner au combat, il vainc tous les obstacles, jusqu’aux réticences du « Tigre ». Georges Clémenceau préfère en effet garder à l’arrière le prestigieux aviateur dans un poste technique afin d’exploiter son expérience et son intelligence. Le pilote s’adapte rapidement aux nouvelles techniques qui ont été accomplies dans l’arme depuis 1915. Retour à la guerre. Le 20 août 1918, il rejoint la 26e escadrille du 12e groupe des « Cigognes ». Le 5 octobre, indifférent aux tactiques en cours, le lieutenant Garros quitte la formation pour s’attaquer à un groupe de sept Fokker. Malgré les battements d’ailes de son chef, le capitaine de Sévin, lui intimant l’ordre de rompre le combat, il attaque à cinq reprises. De Sévin perd un instant de vue Garros et ne le retrouvera pas. Au sol, il apprendra qu’un pilote de la Spa 48 a vu un Spad attaquer de force trois Fokker : deux ont viré, le troisième est resté dans l’axe et le Spad a volé en éclats. On découvre les restes de l’avion et la dépouille de Roland Garros qui sera inhumée dans le petit cimetière de Vouziers dans les Ardennes.

Celui qui « vole comme il respire », ainsi que le désignait le poète Jean Cocteau, a rendu son dernier souffle par une brumeuse matinée d’octobre 1918. Vingt-quatre encore et il aurait eu 30 ans !
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