UN FAMEUX SEXTUPLE !

Par : Corinne MICELLI

1918 (extrait)

En 1918, la fête de l’Ascension tombe le 9 mai. Le terrain d’Hétomesnil est recouvert de brume. Pour Fonck, levé à cinq heures du matin, le jour de l’Ascension ne peut être qu’un jour d’envol. Pour monture, il choisit le Spad qui arbore une étoile rouge peinte sur le plan supérieur d’une aile, seul repère pour ses camarades. Ni insigne, ni papiers. S’il doit être descendu, il refuse d’offrir à l’ennemi la joie de l’identifier. Il s’envole, pilote anonyme au-dessus du sol qu’estompe le brouillard. C’est l’aube d’un jour au cours duquel il espère bien revenir cinq fois victorieux. Vingt minutes plus tard, il revient au terrain toujours désert. Personne n’a décollé. Pas de chance aujourd’hui. Il crie toutefois à Delmas, son mécanicien : « Laisse le zinc dehors. Je repartirai dès qu’il y aura du plafond… »

Aux environs de 15 H 00, la brume s’est dissipée et fait place à un soleil radieux. Selon une tactique bien rôdée, René Fonck part en compagnie de Batlle et de Fontaine. À bord de leur Spad, Laffray, Brugère, Drouilh et Loup assurent leur couverture. Ils volent à 4 500 mètres d’altitude. Au-dessous, de petits nuages dérivent sous un faible vent d’ouest. Vingt minutes s’écoulent. Soudain, vers le nord-est, trois minuscules points noirs s’élèvent peu à peu au-dessus des lignes allemandes. Fonck regarde le soleil, réfléchit puis fait demi-tour vers le sud, suivi de ses deux compagnons. Une tactique s’impose : il doit se placer entre le soleil et ses adversaires, aller droit dans leur axe, face à eux. Il veut créer la surprise, parvenir à quelques mètres avant que les Allemands ne puissent tirer. Fonck calcule. En allant ainsi les uns vers les autres, les deux cents mètres constituant la zone de combat seront franchis en deux secondes, soit le temps de tirer une quinzaine de balles. Quand il revient vers les lignes françaises, la patrouille ennemie se dirige toujours vers le sud. Elle se compose d’un Rumpler d’observation escorté de deux chasseurs monoplaces. Les pilotes des trois appareils ne doutent de rien. Fonck vire légèrement pour rester dans l’axe du soleil ; il relève ses lunettes et fonce plein gaz. Il s’aperçoit que les chasseurs sont finalement des biplaces d’un modèle nouveau. S’il les rate, leurs mitrailleurs le cueilleront au moment où il les dépassera. Les deux appareils apparaissent en ligne droite dans son collimateur. Cent cinquante, cent mètres, cinquante mètres… Au moment où le premier grossit démesurément, Fonck appuie sur la commande de ses Vickers. Il glisse au-dessous de lui. Au second ! Une rafale… Il attend une riposte qui ne vient pas. Tout à gauche, virage sur l’aile, le Français se trouve à nouveau à l’endroit du combat. Ils sont trois en l’air, mais deux s’enfoncent. L’un deux, le longeron sectionné, perd une aile. Il sombre en vrille. L’autre avion, cabré verticalement, brûle debout dans le ciel, semblable à une torche. D’instinct, il cherche le Rumpler qui fuit vers ses lignes. Fonck descend sur lui ; les haubans sifflent. Le pilote décrit une courbe afin de permettre à son observateur de tirer sur le Spad. René se place dans l’angle mort puis remonte vers lui. Il tire une rafale de balles et bascule sur la droite tandis que l’appareil allemand explose dans une lueur aveuglante. Le combat contre ces trois appareils a duré 45 secondes. Des débris légers de l’appareil pulvérisé, toiles et papiers, flottent encore dans l’air. Les épaves et les corps des victimes gisent aux alentours de Grivesnes. Et Fonck n’a tiré que 22 balles ! Trois victoires ne suffisent pas, il s’est levé le matin même avec l’idée d’en récolter cinq. Il est à peine 16 H 00 et la journée n’est pas terminée. D’ici peu, il y aura des chasseurs ennemis dans le ciel. Pourquoi ? Cette triple victoire annoncée à leurs PC de divisions, puis de corps d’armée, ordres seront donnés aux escadres de chasse pour faire une démonstration sur les lignes françaises d’ici une petite heure.

La patrouille victorieuse se pose pour faire le plein d’essence. Le commandant Horment, Garros et d’autres camarades narrent le combat qu’on leur a téléphoné des premières lignes. Le général Debeney, commandant la 1re armée, l’appelle pour le féliciter de son exploit. « Je me suis promis d’en avoir cinq, mon général, je repars... » Et, en effet, il redécolle à 17 h 30 avec Brugère et Thouzelier, qui ont reçu l’ordre de prendre une autre route. Schmitter, Baron, Debaud, Laffray et Pietri se chargeront de les couvrir. Le temps a tourné et des nuages obscurcissent à présent le bleu du ciel. Vers 18 h 20, la patrouille de la « 103 » découvre un Albatros. Fonck le cueille entre deux cumulus. Les protecteurs de sa victime ne tardent pas à faire irruption et Fonck les aperçoit en contrebas. C’est une patrouille de neuf chasseurs, volant en formations étagées difficiles à attaquer, l’une de cinq avions, la seconde de quatre. Bien que seul, René décide d’engager le combat selon sa technique. Il monte à 4600 mètres d’altitude. En haut, les avions sont des « Damiers », des Fokkers de l’escadrille Goering. En bas, quatre Pfalz dessinent un losange. Le serre-file vole dans l’axe du chef de patrouille. Connaissant à présent son adversaire, Fonck choisit son plan d’attaque. Le chef de patrouille des Pfalz semble le mieux protégé par ses équipiers et les Fokkers. C’est donc celui-là qu’il va combattre. Il se coule sous les Fokkers et file avec toute la vitesse de son Spad en piqué accentué. Le dernier Pfalz fermant le losange en queue de patrouille apparaît alors dans son collimateur. Fonck voit la tête du pilote et tire. En entendant le crépitement de la mitrailleuse, deux autres avions jaillissent dans son dos, lui laissant le chemin libre pendant deux secondes. C’est assez pour rejoindre le chef de la patrouille qui, se sentant protégé par les deux formations, ne se méfie pas. La main de Fonck n’a pas quitté la commande des mitrailleuses. Il tire une courte rafale puis tire sur le manche. Les roues de son avion rasent l’aile du Pfalz. Tandis que les appareils chutent vers le sol, les patrouilles s’affolent. Le passage du Spad a été si rapide que certains pilotes allemands ne l’ont même pas vu. La plupart d’entre eux, tout à la fois abasourdis et vexés par cet exploit, tentent de se ressaisir pour tomber nez à nez avec la seconde patrouille de protection de la « 103 ». Ils s’enfuient dans leurs lignes tandis que Fonck regagne le terrain d’Hétomesnil après avoir sacrifié au rite traditionnel en vigueur dans la chasse. Le vainqueur, maniant d’avant en arrière la poignée des gaz, tourne autour de la piste autant de fois que de victoires … « ran-ran-ran »… 

Au sol, les navigants et les mécaniciens des Cigognes, avertis par le bruit du moteur, jaillissent des baraquements et n’en croient pas leurs yeux. Fonck n’en finit plus de tourner. Entre ces deux dernières victoires, le chronomètre peine à afficher une minute. Au sol, ce ne sont que des cris et des vivats. Ses compagnons connaissent déjà les détails des trois dernières victoires pour lesquelles il n’a utilisé que 30 balles. Quand il touche enfin terre, ses membres tremblent encore de tant d’audace. L’un de ses camarades témoigne de l’ambiance qui règne au sein de l’escadrille : « On porta en triomphe notre champion jusqu’au bar où, dans la bousculade enthousiaste, plusieurs tabourets et chaises trouvèrent une fin prématurée. » En début de soirée, les victoires, de la 37e à la 42e, sont homologuées. On retrouve les débris des biplaces allemands abattus entre Moreuil, Montdidier, Hargicourt et Braches, dans un rayon de quinze kilomètres. Le jour du 9 mai restera à jamais gravé dans sa mémoire. Ce soir là, le roi n’est pas le cousin de Fonck ; il a surpassé Nungesser en lui raflant le titre de premier de la chasse. Il est le premier certes mais pas encore as des as. L’ombre de l’archange Guynemer aux 53 victoires plane…

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