L’OEIL DE FONCK

Par : Seb

Sur la plupart de ses portraits ou photographies, surtout quand il est représente seul, Fonck projette un regard troublant. Sa bouche est close, ses yeux parlent pour lui, mais il en émane un langage énigmatique, indéfinissable, insondable. Quand il a les yeux mi-clos, on lui trouve parfois un regard teinté d’Extrême-Orient, ce qui sème le trouble de ses interlocuteurs.

Nul ne peut le nier, Fonck, c’est d’abord un regard, qui a fini par devenir proverbial. On sait que, pour en avoir une démonstration éblouissante, ses amis civils ou militaires l’incitaient, manière de le taquiner et eux, de s’amuser, à un jeu dont certaines images sont connues. A l’aide d’une carabine, l’aviateur fait voler en éclats une piécette lancée en l’air par un comparse ou bien il transperce à bonne distance une pièce collée sur le tronc d’un arbre. Au beau milieu. De son temps, les témoins de ses tirs au but se comptaient chaque fois par dizaines, médusés, éberlués, par son adresse.

En l’air, c’était du même "tabac". Par maint récit, on sait que Fonck avait un regard d’avance sur ses coéquipiers. Par oscillation d’ailes, il leur faisait comprendre qu’il y avait du "Boche" dans l’air. Il avait vu à l’horizon trois petits points noirs. Sa main lui servait ensuite de radio pour avertir de la direction du danger ses ailiers, qui écarquillaient vainement encore les yeux. Puis il basculait son Spad en chasse.

Chasse, voilà le mot qui revient dans la description la plus fine, la plus aboutie pour cerner la qualité du fameux "regard de Fonck". L’oeil de l’aigle allié à la science du chasseur.

"Fonck est un homme de stature moyenne, aux épaules carrées, qui se tient très droit, fait peu de gestes, parait trapu et mince tout ensemble. L’expression sérieuse de sa figure contraste avec la jeunesse de ses traits. Il a 22 ans, parle d’une voix égale, s’exprime par phrases brèves, met entre elles le temps qu’il faut pour les penser d’abord.

La simplicité de son costume militaire, sa sobriété d’attitude, l’empire sur lui-même que respire sa personne, indiquent seuls qu’il est quelqu’un. Dès qu’on l’aborde,on remarque son regard. L’oeil gris bleu, petit, calme, légèrement recouvert par des paupières gonflées, se pose sur vous l’instant d’un éclair et se fixe aussitôt vers le sol.

Fonck vous a vu et il vous attend. A chaque question que vous lui posez, il relève les yeux, cueille dans les vôtres votre pensée et se concentre à nouveau pour répondre. La réponse vient, précise, nette,obligeante et exacte. Elle définit la demande et lui correspond au juste. Quand vous avez l’air de ne pas comprendre, Fonck vous regarde en plein, suit dans vos yeux son explication, insiste jusqu’à ce qu’aucune erreur ne subsiste entre lui et vous.

Le regard de Guynemer projetait au dehors des sentiments, des idées, de la lumière et de la jeunesse. Il changeait comme un ciel de mars, passant de la fureur au rire, dans une conversation presque trépidante.

Le regard de Fonck ne bouge pas. Il ne rayonne pas, il absorbe ; il se pose sur les choses, les délimite, les situe, les scrute, les saisit et les rapporte à la réflexion comme un bon chien fait le gibier au chasseur.

Les aviateurs disent "le regard de Fonck" avec un geste qui signifie "personne ne peut l’avoir en dehors de lui" . De fait, le 8 mai dernier, Fonck avait aperçu les trois premiers avions allemands de sa série de six, bien avant les deux camarades qui l’accompagnaient. Fonck voit de très loin et ne perd jamais son sang-froid".




Ces lignes, anonymement signées La Cigogne, sont parues le 18 mai 1918 dans "L’Illustration" n°3924, à la suite de son premier sextuplé. Elles émanent manifestement de quelqu’un qui a eu un tête-à-tête avec le sous-lieutenant René Fonck et qui peut se permettre de faire un rare parallèle avec Guynemer pour lui avoir parlé aussi en personne.

C’est le seul article du genre qui se livre à une comparaison faite par le même témoin et qui aide à comprendre, par des mots choisis, adaptés, la science de chasse innée de Fonck, son instinct de chasseur, son flair historique. En vol, et ses récits le prouvent, il jauge, il soupèse, il juge, il calcule, il réfléchit à la probabilité, à la faisabilité avant de se positionner pour manoeuvrer et amener le gibier en situation. La sienne, celle de l’oiseau de proie qu’enfant, il observait tournoyant à la verticale de Saulcy-sur-Meurthe. La science de la buse, si redoutée des poulaillers du village, ou de l’épervier se laissant porter par le vent, voire stationner en l’air, pour se mettre en position favorable et, brusquement, plonger.

H.B.

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