FONCK FIT L’ELOGE FUNEBRE DE DEULLIN

Par : H.B.

Portrait de DEULLIN
(Le Miroir, n° 168, 11 février 1917, p. 4) - Source : Wikipédia
Dans "La Griffe" (1), parut le 15 juin 1923 l’éloge funèbre de l’aviateur que nous reproduisons en l’état, grâce à M. Patrick DEULLIN, petit-neveu du disparu, que nous remercions de sa contribution.

Cet article était titré "Les "Cigognes" en deuil - ADIEU A DEULLIN", par la capitaine Fonck qui - exception à l’usage protocolaire - s’exprima en dernier, soit après le représentant du Gouvernement. Privilège de l’As des as...

"Le groupe des "Cigognes" et toute l’aviation française ont rendu un dernier hommage au regretté Deullin qui s’est tué, il y a quinze jours à Villacoublay. Sur les marches de la Chapelle du Val-de-Grâce, la commandant Brocard, ancien chef des "Cigognes", M. Dumesnil, ancien Sous-Secrétaire d’Etat à l’Aéronautique, M. Laurent-Eynac Sous-Secrétaire d’Etat actuel et le capitaine Fonck ont tour à tour exalté, comme il convenait, les qualités du brillant et courageux pilote disparu.

"Une fois de plus la mort a étendu son aile sombre dans le ciel de l’aviation française et cette fois encore son choix implacable nous a ravi un pilote extraordinaire et l’un de nos meilleurs camarades.

Les plus beaux éloges ne peuvent faire connaître la valeur de celui que nous perdons et les mots ne peuvent exprimer ce que Deullin représentait pour nous. La guerre qui, pendant quatre années nous a étreint de son horreur sanglante, semblait vouloir soutenir notre courage en nous accordant ce réconfort suprême que connaisaient tous les combattants : la camaraderie de combat.

Deullin, dans l’aviation de guerre, était l’image idéale de cette vertu. Ceux qui combattaient à ses côtés savaient que là où les ailes téméraires pourraient les conduire, ils auraient toujours dans leur ciel un homme qui ferait bon marché de sa vie pour les protéger.

Peut-on rappeler qu’aux Cigognes, alors que, lieutenant, la vieille escadrille mère lui avait confié un de ses petits, Deullin avait fait naître dans l’âme de ses pilotes une réelle vénération.

Notre souvenir le retrouve toujours simple, toujours dévoué, toujours de bon conseil, - et lorsqu’après ses envols meurtriers, il ajoutait un chevron à ses victoires, jamais on ne l’avait vu comme tant d’autres, manifester sa joie - car, sans doute, dans sa délicatesse, avait-il peur de faire quelque peine à un ami moins adroit que lui.

Il l’est douloureux de penser que, dans notre aviation militaire, les escadrilles où ont combattu et où sont tombés Guynemer, Dorme, Garros et tant d’autres, portent désormais un anonyme numéro qui a détruit les traditions d’héroïsme. Et peut-être qu’aujourd’hui même dans l’escadrille qu’a commandée DEULLIN, les pilotes de maintenant ignorent qu’il en avait fait partie.

Pendant longtemps encore, l’armée de l’air sera composée de volontaires et ceux-là qui viennent, si pleins d’ardeur, prendre la place de leurs aînés puiseraient une incomparable force dans un esprit de corps où l’on saurait garder le souvenir. Parsemés dans la vie, militaire ou civile, tous ceux qui ont vécu les heures de guerre aux "Cigognes" ont voulu tous les ans se réunir.

Pendant ces quelques instants, notre pensée s’en va vers ceux qui sont tombés, mais chaque année, même dans la paix, de nouveaux noms s’ajoutent aux anciens et le commandant Brocard allonge douloureusement chaque fois la funèbre liste déjà si longue. Mais la paix pour notre aviation, n’est-ce pas un mot trop trompeur ? La paix, ce serait le postier ou le gros aérobus dont chaque jour augmente le nombre et la sécurité.

Ce serait l’aviation commerciale et uniquement l’aviation commerciale. Mais qui de nous voudraient se payer de mots ? Deullin, chef d’une compagnie aérienne, avait bien compris que l’heure n’était pas encore venue de consacrer uniquement sa belle valeur aux avions de transport. Et il s’est tué en essayant un nouvel avion de guerre.

C’est donc le soldat qui est tombé et qui est tombé au champ d’honneur. Ne faut-il pas nous forger des armes puisque l’ennemi d’hier dissimule à peine ses pensées et qu’il voudrait voiler de nuages ses ailes meurtrières pour mieux fondre sur la France à l’instant choisi par lui ?

A l’occasion d’une conférence, Deullin ne me disait-il pas :
"Fonck, tu as raison, il faut maintenant que plus un seul Français ne se désintéresse de l’aviation, car ce sera dorénavant le baromètre de la force d’un pays".

C’est pour accroître cette force qu’un tel pilote vient de mourir en voulant expérimenter une formule nouvelle qui aurait permis à nos ailes d’aller un peu plus vite ou un peu plus haut.

Deullin, ta mémoire ne sera pas perdue, nous conserverons dans nos coeurs ton cher souvenir et la France qui vient, celle qui, sur les bancs de l’école, aime déjà si ardemment l’aviation en apprenant son histoire, celle-là, comme nous, apprendra qu’en toi l’aviation française n’a pas seulement perdu un de ses plus nobles caractères, un pilote incomparable, mais encore un de ses plus purs étendards".


René FONCK,
Député des Vosges
Président de la Ligue aéronautique française



(1) Journal fondé en 1919, sis 55, rue de Lisbonne à Paris, et dirigé par le célèbre Jean Laffray.



N.B. En public et en présence d’un représentant du Gouvernement, René Fonck tient à dessein un propos alarmiste : l’Allemagne, l’ennemi d’hier, rééquipe son aviation, menaçant la suprématie française de 1919 et sa sécurité, thème de son livre "L’Aviation et la Sécurité française".
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