COMMENT FONCK ABAT...

Par : H.B.

l’Est Républicain
Copie du journal du 17 mai 1918

Le récit suivant est paru en haut de page 1 dans "L’Est Républicain" du vendredi 17 mai 1918 et son titre complet est "Comment Fonck abat les Boches", sous-titré " L’As des as est un Lorrain des Vosges, de Saulcy-sur-Meurthe". Il est signé par Melchior Bonin, rédacteur de "L’Echo de Paris".

"Je quitte "L’As des as", le sous-lieutenant Fonck, rencontré au moment où il sortait du cabinet du président du Conseil. M. Clémenceau avait tenu, en effet, à féliciter directement le jeune virtuose de la chasse aux Boches, et le ministre de l’Armement l’ayant prié à dîner, Fonck ne disposait que de quelques instants. Il ne s’en est pas moins prêté fort aimablement à l’interview dans l’auto qu’il allait conduire lui-même au garage.

Par exemple, il n’est guère bavard ce héros de 24 ans, petit de taille et plutôt timide. Mais à l’affût sous la paupière souvent mi-baissée, le regard brille d’un éclat singulièrement aigu ; une petite moustache coupée en brosse met une tache châtain clair sur le visage rond, un peu poupin, très rose, au menton pourtant volontaire. Et ce regard fixe droit, dès qu’on l’interroge, sans que la main, posée au volant, écarte inutilement d’une ligne la direction, sans qu’elle néglige l’obstacle à chaque instant surgi.

Fonck raconte très simplement. Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, il n’a pas de "système" ; il attaque de n’importe quelle manière, suivant la façon dont le gibier se présente, mais toujours en partant de ce principe que la chasse comporte la surprise et la décision rapide. Il attribue son avantage à ce fait qu’il reste absolument lucide dans le combat, très maître de son appareil et qu’il est excellent tireur.

"L’important, me dit-il, est de tirer en temps voulu et sous les angles morts, c’est-à-dire au moment exact où les appareils adverses évoluant pour prendre la position la plus avantageuse au combat, le Boche se trouve à découvert et hors d’état de faire usage de ses armes.
"Or ce temps est très court. S’il n’est pas utilisé, il n’y a plus que la feinte pour vous sortir d’affaire : cabrioles ou glissades sur l’aile...en attendant que l’occasion se présente à nouveau de mettre dans le mille".


Le récit de son dernier exploit dans le secteur de Moreuil-Montdidier, Fonck l’a fait, aussi complet que possible, dans le rapport officiel qu’il a dû établir le jour même. On sait dans quelles circonstances, le jeudi de l’Ascension, parti en patrouille avec deux de ses camarades dans l’après-midi, il aperçut trois biplaces venant à sa rencontre. Sans hésiter, il fonce sur l’un d’eux, le descend en flammes à la première rafale, fait un crochet, prend le second Boche de trois quarts et l’abat à son tour en moins de dix secondes, puis se met à la poursuite du troisième qui, déjà, s’éloignait de nos lignes. Le Boche a trop d’avance, Fonck feint de l’abandonner et revient. Pour son malheur, l’adversaire rassuré paye d’audace et tourne également. Il se retrouve en ligne avec Fonck qui le descend moins d’une minute après la chute des deux autres et presque à la même place. Nettement coupé en deux, l’appareil tombe devant nos tranchées

Le flair du chasseur

Fonck n’a tiré que vingt-deux balles. Il rentre avec son appareil indemne, se repose quarante-cinq minutes, puis supposant que les Boches vont se mettre en quête de leurs avions disparus, repart, rencontre effectivement un premier adversaire en travail de réglage, l’attaque et le descend. Il se trouve alors en présence de neuf assaillants nouveaux : quatre monoplaces Pfalz et cinq Abatros les couvrant à cinq cents mètres. Sans hésiter, il charge l’un des Pfalz à plein moteur, l’aborde dans l’axe et le précipite en flammes, puis, à trois cents mètres, envoie une rafale de balles à celui des monoplaces qui évolue à sa droite, l’atteint à l’arrière et le descend.

Ce dernier combat, comme le premier, a duré dix secondes. Fonck pique à toute vitesse pour se dérober à la riposte certaine des Boches et rentre sans une éraflure à son appareil. Au total, six avions descendus en moins d’une heure : deux monoplaces et quatre biplaces. Sur les dix Boches abattus, aucun survivant.

De cet exploit unique, Fonck ne tire nulle vanité. Chose curieuse, ce roi des "as" me donne, peut-être à tort, l’impression de ne considérer l’aviation qu’au point de vue exclusif de la chasse. Il m’explique qu’il vole peu, seulement par nécessité, lorsqu’il flaire le Boche à descendre. Il ne comprend les acrobaties que lorsqu’elles sont utiles au combat et m’affirme que la chasse constitue un sport extrêmement fatigant par l’effort physique et cérébral qu’il exige de l’aviateur qui s’y spécialise.

Fonck s’est pour ainsi dire "fait" lui-même, en ce sens qu’il ne s’est appliqué à aucune méthode particulière.

***


Originaire de Saulcy-sur-Meurthe (Vosges) et soldat de la classe 14, il fut appelé au 11e Génie, versé dans l’aviation (1), à Dijon d’abord, puis à Epinal pour ses classes et enfin affecté au centre de Saint-Cyr. Il passa les épreuves de son brevet au début de 1915, au Crotoy. Actuellement, il compte quarante-deux victoires homologuées.

— "L’une d’entre elles vous a-t-elle laissé une impression particulière ?" lui ai-je demandé. Fonck me regarde, rougit presque de la question, puis répond lentement : "Oui, je suis heureux d’avoir vaincu Wissmann, et ainsi vengé Guynemer" (2). Et le jeune héros lorrain - que le ministre me pardonne de l’avoir si longtemps retenu - ajoute en me tendant la main :"Surtout, dites bien ceci, qui est vrai, et qu’il faut qu’on sache : nous possédons, maintenant, sur les Allemands, une supériorité écrasante comme aviation de chasse et nous avons, nous, aviateurs, l’impression que nous la garderons, cette supériorité. Eux aussi ont cette impression ; c’est pourquoi le niveau moral, la confiance, si vous préférez, est très en hausse chez nous, en baisse chez eux".
— Je me garderais d’y manquer".

Melchior BONIN

(1) Ce point est erroné : Fonck fut d’abord appelé à Dijon, au 1er groupe d’aviation à Longvic-lès-Dijon, puis envoyé au 11e Génie à Epinal.
(2) Sujet à controverse.

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